mercredi 29 octobre 2008

La lente course

Sylvie est discrète, invisible même pour l'oeil insolant qui s'égare trop peu. Elle se fait petite. L'instinct de survie qu'ils appellent. Mais quand on s'y arrête, elle est belle. Elle trouble aussi. Elle a une chevelure brune, simpliste. Des yeux gris d'une tristesse à s'en déchirer l'âme. Et un sourire qui évoque trop souvent larme, des rires qui ont perdus leurs éclats, comme des bibelots au lustre parasité par les affres de la vie, du temps insolent de la justice. Lorsqu'elle veut se mettre belle, elle enfile une robe longue au tissu usé, délavé, d'un rouge qui fut plus vif à l'époque où elle l'acheta modestement dans un marché aux puces tandis que le soleil brillait bien plus qu'il ne l'a fait depuis trop longtemps. Elle se met du Rimmel bon marché, un parfum stérilement capiteux, un rouge à lèvre trop terne. Or rare sont les fois où elle se maquille pour s'embellir. Trop souvent, elle le fait pour masquer des ecchymoses. C'est que l'histoire de Sylvie est affligeante.

Elle vit dans un petit quatre et demi insalubre d'un quartier mal famé de Montréal avec sa fille et son chum. Avec sa fille de seize ans, qu'elle aime tellement qu'elle en pleure souvent le soir à en noyer son oreiller tandis que celui de sa fille demeure intouché puisqu'elle courre d'une ruelle à l'autre cherchant tout en ne trouvant rien. Sa fille pour laquelle elle veut rester jeune, s'habillant grotesquement avec des vêtements achetés dans le rayon pour adolescente d'une froide multinationale. Sa fille à qui elle pense lors de ses interminables soirées au snack du coin où elle travaille d'innombrables heures, ses mollets se crampant à cause de ses talons stratosphériques, son derrière mainte fois tâter pour des pourboires à peine un peu plus gros. Sa fille a qui elle dit trop peu.

Avec son chum, un être infecte. Un corps moche déformé par nombre d'années d'alcoolisme, deux décennies de travail routinier dans une sombre usine. Un dépôt humain comme roi-détritus dans un appartement royaume du déchets récrémentiels. Son conjoint qui ne manque jamais de la doucher de ses postillons tandis qu'elle cuisine sempiternellement les mêmes repas. Qui ne manque jamais de la tabasser lorsque son regard quitte le sol pour venir croiser ses yeux globuleux.

Sylvie n'a pas vraiment d'ami. Au plus, elle a un regard compréhensif de ses voisines qui ne manquent guère d'entendre les claquements sourds, les invectives vociférée pompeusement par une voix d'ordinaire grumeleuse dérangeant le silence de nuits qui deviennent alors plus sombres. C'est l'omertà. La valse du détournement des regards, une chorégraphie sanguinaire des plus morbides.

Elle a bien peu de loisir, si ce n'est que ses escapades du dimanche soir. Alors que la ville dort, des milliers de gens suspendus à leur téléviseur, son mari obnubilé par le vieil écran cathodique crasseux leur servant de télévision, elle enfile un paletot défraîchi et sort. Elle se perd, elle se découvre pour ironiquement pleurer sa misère. Elle titube, ses yeux embués tandis que les rares passants étiquettent: paumée.

Elle a mal.

Et pourtant elle reste. Elle a peur, elle aime, un masochisme culturel que lui avait légué sa mère asservie et son père qui la bordait avec une intimité agressive chaque soir. Elle se convainc docilement que le bonheur est relatif, son universalité utopique. Elle court après un sens, sa modeste bibliothèque remplie de livres de psychologie achetés usagés lui apprenant une docilité résiliée. Parce qu'il faut demander et ensuite recevoir. Mais ne pas demander trop. Elle reste pour vivre. Pure prostitution de survivance, drame quotidien. Elle endure parce que son conjoint apporte eau au moulin. Une eau souillée, boueuse, mais la roue tourne, sa fille mange et se vêtit, baumes sur plaies. Elle accepte la violence. Il l'amène au restaurant, au cinéma pour se faire pardonner. Ils appellent cela leurs sorties de couple. Criminelle rédemption.

Puis un soir, sa fille rentrera à la maison, complètement défoncée, et retrouvera sa mère, tuméfiée, gisant sur le plancher. Morte. Elle n'appellera pas la police, méfiante du système. Elle sortira du logis, apeurée. Claquement de porte, nuit noire, silence. En courant, elle ira rejoindre le salace crapoteux qui lui vend sa came. Au bout de la soirée, elle terminera dans son lit, plus amorphe que consentante. Son hymen tristement déchiré pour assouvir le pouacre qui lui fait cadeau de la plus empoisonnée des hospitalités qui soit. Et dans ses yeux au vide infinie, pas une larme.

14 commentaires:

Nayrus a dit…

Merci. Ça va me faire de douillets rêves.

Farces à part, excellent texte, soit dit en passant. Tu es un jeune homme qui a réussi, le temps d'une histoire, à définir le malheur d'une femme mature, et ce de son point de vue à elle. Ce n'était pas un sujet facile, et pourtant, tu as très bien réussi ton coup.

:)

Pinocchio a dit…

Beau.

KattyKane a dit…

Troublant...

Blogueuse-à-gogo a dit…

J'ai bien fait de ne pas te lire ce matin, entre une tasse de café et une bouchée de toast. Ça m'aurait empêchée d'apprécier pleinement. Y a des textes qui valent la peine qu'on s'assoit et qu'on savoure.

C'en est un.

Roxanne a dit…

Magnifique et poignant.
Tu as un réel talent.

Innée la poétesse du dimanche a dit…

Cette lecture me donne l'effet d'enfoncer une clou rouillé dans mon pied.

Nancy

Le Tapageur Silencieux a dit…

@nayrus: Je ne sais pas trop si c'est ça la réalité mais tout de même, c,est souvent l'impression que j'en ai.

@pinocchio: Merci.

@kattykane: Je suis en effet toujours troublé dans des cas comme ça.

@j.: Merci beaucoup. Ça fait plaisir, surtout d'une plume comme toi.

@onirique: I do all I can.

@innée: Dans le sens que c'est mauvais? Que ça rappelle des trucs? Tell me.

Innée la poétesse du dimanche a dit…

Non pas du tout, c'est super bon ton texte. Ça dérange une histoire comme celle là. Je n'avais que cette image à l'esprit après ma lecture.
Le clou était bien enfoncé, douloureux et le spectre du tétanos est apparu...un texte à effet continu.

Bravo !

Nancy

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